Retour d’expo - Les géométries poétiques de Françoise Lauth.

Il est des êtres si différents de leur œuvre qu’on peine à concevoir qu’ils en sont les  auteurs. D’autres, au contraire, paraissent tellement en harmonie avec leur création qu’on ne les imagine pas faire autre chose que ce qu’ils nous montrent. Non pas qu’ils soient limités ni figés dans une répétition stérile, mais parce qu’ils sont pleinement épanouis dans leur élément.

Il semble que Françoise Lauth soit de ceux-ci tellement sa peinture concorde avec sa personnalité, du moins avec ce qu’on croit en avoir perçu au fil des rencontres.

Gracieuse, élégante et fine, toute en réserve et en retenue, sans pour autant être faible et effacée. On sent chez cette jeune femme une belle fermeté et une forte détermination alliées à une grande réceptivité, une sensibilité qui ne cherche pas à s’afficher dans des effusions spectaculaires, mais travaille secrètement dans les profondeurs de l’intériorité.

Tout l’énoncé de ces caractères se retrouve mutatis mutandis dans l’œuvre de l’artiste. Une œuvre à la fois géométrique et mystérieuse, très construite mais aussi vaporeuse, simultanément obscure et lumineuse. Ces oppositions, dont on ne cite que quelques traits, ne se jettent pas aux yeux de façon agressive ni tranchante comme dans l’Abstraction géométrique pure et dure. Elles cultivent leur vie paradoxale, labyrinthique et secrète dans des atmosphères intimistes, douces, feutrées, silencieuses et recueillies. Le fantôme de Rembrandt pourrait bien venir hanter ces espaces à la fois étranges et familiers, fourmillants de clairs-obscurs.

Y croiserait-il aussi Delacroix ? Françoise dit avoir été fort intéressée par ses carnets de croquis pour leur qualité d’esquisse, d’œuvre non terminée. Dans ses tableaux, on retrouve ce goût pour le non délimité, le non définitif, l’inachevé, peut-être apparenté à une influence du grand Romantique dont Baudelaire vantait la manière, entre autres : « un contour un peu indécis, des lignes légères et flottantes (…), des draperies voltigeantes. » ( Salon de 1846, Eugène Delacroix, Pléiade, ed. de 1961, p.892).

Peut-être aussi en a-t-elle retenu certaines couleurs, de celles qui, par exemple, créent l’atmosphère intime et envoûtante des  « Femmes d’Alger ». N’en retrouve-t-on pas un souvenir dans ces déclinaisons de bruns, de rouges, de carmins, ponctués de blancs crus ou tamisés, à l’exception du violacé qui semble d’apparition plus récente dans le travail ? Françoise Lauth qui utilise abondamment le brou de noix - du vrai, très concentré, issu de l’ébénisterie paternelle - aime à rappeler que Victor Hugo, un autre grand Romantique s’il en est, peignait aussi avec cette teinture. Et quand elle s’énonce comme « peu coloriste », elle signifie seulement qu’elle utilise une gamme très limitée de couleurs, ce qui n’empêche pas les œuvres d’avoir une forte présence colorée par le jeu des respirations, des ponctuations rythmiques, des masses harmoniques.

On ne peut que saluer aussi l’étonnante variété des compositions à partir seulement de deux formes essentielles : la sphère et le rectangle. Une organisation mouvante qui, par glissements, superpositions, évanouissements, évaporations, flottements, nous offre de toile en toile la magie de ses métamorphoses. L’art de la Fugue n’est pas loin. Invitation à pénétrer, note par note, plan par plan, dans ces intérieurs suspendus entre le songe et la réalité. Le voyage vaut le détour car on y découvre, offerts ou à demi cachés ici et là, dans les failles ou à des places dont il faudrait étudier le choix, des signes, des écritures, dessins, vignettes, vanités - souvenirs de vieux grimoires, vestiges lointains et assourdis du monde actuel. Caverne de Platon où les hommes prendraient les ombres  pour la vérité du réel ? Ou plutôt, au contraire, comme si, en s’enfonçant dans ces profondeurs obscures, on allait vers un  « je ne sais quoi » plus véritable à condition de se détacher de  la réalité prosaïque dont ne subsisteraient au fil du cheminement que quelques reflets plus ou moins mourants, quelques traces vouées à l’usure et à la disparition. Car il faut souligner l’importance diu passage et du travail du temps dans ces constructions et univers livrés à la corrosion. Erosion que l’artiste traduit par la craquelure. Dans une des séries, elle ne lésine pas sur le procédé au point que la pellicule de la peinture se décolle, se racornit , se recroqueville, formant des croûtes, écailles, excroissances, excoriations sur le corps du tableau, laissant refaire surface le tissu blanc initial du support.

Plastiquement, on pourrait voir dans ce processus un analogue adouci des balafres de Fontana coupant la toile pour révéler sa tridimensionnalité . Ici, le balafreur  n’est pas le peintre, mais l’interaction du temps et de la chimie des matériaux.

Philosophiquement, on pourrait y lire la vanité des apparences, vouées à la décrépitude, opposée à la permanence du socle commun qui nous permet d’élaborer nos créations ( ou prédations)  éphémères d’humanité soumise à l’extinction.

Leçon de sagesse et d’humilité. Mais rien de pessimiste. Il existe une sensualité de la matière, de la rouille, de la ride, du fané, de l’usure, comme de la sciure et du copeau. Une poésie de la craquelure, de l’écorchure, de la déchirure. Simultanément, dans l’une des toiles fendillées, on voit flotter des globules transparents qui semblent abriter des formes fœtales. Il y a de la gestation dans l’atmosphère, des naissances en prévision, de la promesse à l’horizon. A moins qu’il ne s’agisse de fœtus morts conservés dans des boules de verre…Une œuvre dense cultive toujours l’ambiguïté et celle-ci fait tout particulièrement intervenir le principe d’incertitude. En tout cas, tout cet univers peuplé de fenêtres et de sphères grosses de mystérieuses latences, sur effusions de bruns chaleureux et de rouges ardents aux exhalaisons violettes, dégage une sensation d’équilibre et de sérénité. Il n’est pas impossible que se cachent des rougeurs d’incendie et de sang, des douleurs et des tristesses dans les noirceurs, mais tellement enfouies qu’on ne peut que les supposer.

Max Ernst pensait qu’  « un peintre ne doit jamais se trouver ». Françoise Lauth fait mentir cette affirmation car il semble qu’elle se soit trouvée, et de belle façon. En tout cas, elle a trouvé actuellement un style qui lui convient parfaitement et qui promet encore de fécondes explorations pour de séduisantes combinaisons picturales qu’on lui souhaite toujours renouvelées.

Chantal Colombier

11/10/2011